Chapitre 8
Leçon de choses
- Cela s'appelle la providence divine, renchérit Johann. Dieu connait les siens, il les appelle et les rassemble comme une famille…
- Il savait que vous, comme nous, avions besoin d'aide ! Alors, il a fait d'une pierre deux coups ! réalisa la petite.
- Oui, il fait des ricochets de bénédictions pour consoler et réjouir le cœur de ses enfants ! exulta le vieillard en serrant la fillette contre son cœur.
- Mais qu'est-ce que Dieu attend de moi ? murmura Marie-Louise à l'oreille du vieil homme.
- Comme le père de la foi, tu dois répondre à l'appel de Dieu, car cet appel est pour toi, pour ton bien. Il t'a fait entrer dans un chemin inconnu, afin que tu accomplisses pleinement sa volonté, et que tu t'épanouisses dans son intimité et ses bénédictions. En avançant dans ce chemin, tu seras transformée de gloire en gloire à l'image du Christ, et délivrée du péché et de ses conséquences néfastes sur ton cœur... Par la bible et par l'Esprit-Saint, Dieu te témoigne son amour et il œuvre pour te restaurer.
- Lekh lekha était un appel de Dieu qui voulait se révéler à moi et me pousser à partir de Plumieux ? demanda la fillette pour s'assurer qu'elle comprenait bien les propos de Johann.
- Chacun de nous, même s'il lui arrive de rêver d'aventures, se sent avant tout en sécurité chez ses parents, dans sa ville et dans son pays. C'est pourquoi Dieu exige parfois un arrachement pour que nous soyons, par-dessus tout, attachés à lui, pour qu'il devienne notre unique repère, notre guide, notre terre, notre tout !
- Je rêvais devant l'arbre de Jessé ! admit Marie-Louise. Je rêvais d'un monde sans rat ni mauvaise odeur, et Dieu m'a amenée dans cette ville puante. Je rêvais d'un jardin plein de fruits et de légumes et celui de ma mère a été détruit par le gel et les chancres ! Je rêvais d'une grande famille et Dieu m'a donné un veuf abandonné par son fils ! Dieu n'a pas exaucé mes prières comme je l'attendais, mais il s'est révélé à moi et m'a montré son chemin… Quand j'ai crié silencieusement dans l'église de La Trinité-Porhoët, il m'a amenée vers celui que mon cœur appelait : Christ ressuscité ! Il ne m'a pas donné un coquillage pour entendre la mer, mais j'ai entendu sa voix ! Il n'a pas ressuscité mes parents ni notre jardin, mais il ne nous a pas laissé mourir de faim et nous a donné une nouvelle famille !
- Quelle belle confession de foi ! se réjouit Johann, en serrant toujours plus fort la fillette dans ses bras.
Après avoir prié, il lui montra un bel alphabet peint à la main et décida de lui apprendre à lire et écrire quelques lettres. Pendant qu'elle s'appliquait à tracer ces calligraphies à l'encre violette, tirant la langue pour faire le moins de taches possibles, Johann rejoignit Françoise à l'étage, pour lui expliquer l'histoire du mendiant dans le potager et celle d'Abraham à Ur en Chaldée. Concentrée sur son ménage, la jeune fille fut peu réceptive aux propos du vieil homme. Elle l'écouta d'une oreille distraite, considérant toutes ces choses comme des contes pour enfants ou des affabulations de vieillards. Avec un pincement au cœur, Johann n'insista pas et l'informa qu'elle pouvait regagner la cuisine quand elle le souhaiterait pour cuire le chou-fleur et les œufs disponibles au cellier. Pragmatique, la jeune femme descendit aussitôt, et se réjouit de trouver sa cadette en train d'écrire avec soin sur son cahier.
- Peu importe l'air et les rats, se disait Françoise, assidue à son ouvrage. Le plus important, c'est que nous ayons un toit et à manger. Et si ma Loulotte peut apprendre à lire et à coudre, c'est l'apogée de ce qu'on aurait pu souhaiter !
Fouillant dans son livre de leçons de choses, Johann finit par trouver celle qui parlait des œufs :
- Autant joindre l'utile à l'instruction ! s'exclama-t-il en montrant les images à Marie-Louise, afin de lui enseigner les différentes cuissons des œufs, ainsi que la couvaison.
Récupérant une coquille jetée par Françoise, il la recouvrit de vinaigre et montra comment le calcaire se dissolvait sous son action. La fillette jubilait en observant cette expérimentation, et en contemplant les jolies illustrations d'œufs d'oie, de poule, de faisane ou de caille.
- J'aime l'école ! s'écria-t-elle gaiement à l'intention de son aînée qui se débattait avec le charbon et le fourneau de fonte.
- Dieu a dissout ta coquille et tu es née à une vie nouvelle ! lui chuchota Johann à l'oreille.
Avant qu'ils ne passent à table, la mère de Jobic entra dans la boutique pour acheter de la toile à bragou[1] pour ses fils. Elle avait apporté un far[2] pour souhaiter la bienvenue aux deux sœurs, et Johann l'invita à déjeuner avec eux.
- Les nouvelles circulent vite ! s'exclama le vieil homme, en la faisant entrer dans sa cuisine.
- Je suis si heureuse de vous rencontrer ! dit-elle, en saluant Françoise et Marie-Louise. Jobic et Hyacinthe m'ont avertie de votre arrivée chez Johann.
- Comment pouviez-vous savoir que j'accepterais cette offre de travail ? s'étonna la jeune fille.
- Qui saurait résister à l'hospitalité légendaire de notre cher ami ? répondit-elle en posant une main amicale sur l'épaule voutée du vieillard.
Subjuguée par sa bienveillance, Marie-Louise l'observait bouche bée. Ana Joyaux était une petite femme au teint mat, aux yeux bridés et aux longs cheveux bruns retenus en chignon. La fillette s'étonnait de la voir si lumineuse et alerte. Comment une jeune veuve qui habitait dans le quartier le plus sordide de la ville pouvait arborer un sourire si radieux et une telle lueur d'espérance dans les yeux ? Décidément, Johann et ses amis détenaient un secret des plus attrayants que la fillette rêvait un jour de découvrir !
Tout en aidant Françoise à mettre la table, Ana décrivit sa ville avec un tel amour que Marie-Louise se demandait si elle parlait bien de la même cité qu'elle avait découverte l'avant-veille :
- Avez-vous vu la baie de Saint-Brieuc, avec ses échancrures et ses écueils tels des dentelles rocheuses et verdoyantes, et avez-vous admiré ses flots qui étincellent au soleil ? Êtes-vous allées jusqu'au phare, et au port où vont et viennent les bateaux?
Étourdie par ce flot de questions, la fillette sourit, heureuse que cette femme ne soit pas celle qu'elle avait imaginée, agonisant sur un grabat de paille moisie, rongé par les rats. Même si sa maison au cœur des ingoguets était sombre et misérable, elle ne s'était pas résolue à s'y morfondre et à s'y enterrer. Comme Jobic, et son mari autrefois, elle éprouvait un vif désir d’espace et de liberté. Elle se nourrissait de la vue immense de la mer, du vent qui soufflait en rafales courbant les fleurs et les herbes, et d’entendre le bruit sourd des vagues qui montait en bas des falaises. Elle n’était heureuse que là, entre ciel et mer, le cœur ancré dans l'éternité bienheureuse et le corps vibrant au rythme des marées.
- Vous parlez si bien de l'estran que j'ai hâte d'y aller ! s'exclama Marie-Louise en se délectant du gâteau qu'avait préparé la fervente mère de famille.
- Lorsque la mer profonde et hurlante se retire et disparait, ne laissant d’elle qu’un mince ruban bleu profond et lointain, la marée basse est si plaisante… soupira Ana avec l'émerveillement d'une enfant et le regard d'une poétesse. Si Johann me le permet, je peux t'y amener après le déjeuner.
- Je le permets, accepta le vieil homme d'un œil rieur. Je profiterai de cet après-midi pour expliquer le fonctionnement de la boutique à Françoise. Et j'irai aussi voir Aela pour lui proposer de devenir ton professeur de couture. Profite de cet après-midi pour découvrir l'estran, ma petite ! Demain ton emploi du temps sera certainement plus chargé.
- Oh, merci Johann ! Merci madame ! exulta la fillette qui piaffait maintenant d'impatience à l'idée d'approcher la mer.
Après avoir acheté plusieurs mètres de toile solide pour confectionner des pantalons à ses fils, Ana recommanda à Marie-Louise d'ôter ses bas et de se munir d'un seau et d'un canif :
- Autant que tu profites de l'occasion pour ramener des coquillages et des crustacés à la maison ! lui dit-elle, fière de faire découvrir le littoral à cette petite paysanne curieuse et enthousiaste.
- Tu auras l'immense privilège de recevoir une leçon de choses en pleine nature ! ajouta Johann, heureux de voir la fillette si sociable et enjouée.
- J'enverrai Jobic récupérer le tissu ! dit Ana en quittant la boutique.
- Ma sœur me surprend de jour en jour ! s'étonna Françoise en la voyant partir aux côtés d'Ana. On dirait qu'elle revit !
- Elle revit en effet ! approuva Johann.
Tout en babillant joyeusement, Ana et Marie-Louise se dirigèrent vers le port du Légué, encombré de légères embarcations, amarrées le long des quais par des piques de bronze scellés. L'air était plus vif qu'en ville, et chargé de l'odeur forte et iodée du goémon.
- Chaque matin, on peut voir les pêcheurs vider leurs filets ruisselants ! commenta Ana. C’est alors un amoncellement de maquereaux, de soles, de limandes, d’énormes colins gris et aussi de dorades irisées, de raies brunes, triangulaires et plates, de rougets écarlates, de longues anguilles d’argent qui serpentent ou s’enroulent… Tout cela glisse, frémit, agonise, la bouche ouverte, les ouïes dilatées, entre les mains des crieurs poissées de sang et d’écailles, qui hurlent, la voix éraillée en frappant de leur marteau, l’étal de bois.
- Les crieurs ? l'interrogea la fillette inquiète.
- La nuit, les pêcheurs débarquent leurs poissons et les trient par espèce et par taille. Au petit matin, la vente démarre sous la responsabilité d’un agent du port, qu'on appelle crieur, et les mareyeurs[3] surenchérissent avec des signaux propres à chacun pour acheter leurs lots de poissons.
Après avoir longé le port, Ana entraîna la fillette sur la plage de galets gris :
- Enlève tes sabots ! lui recommanda-t-elle, avant de s'aventurer avec dextérité sur les pierres rondes, pour rejoindre le sable humide où se cachaient crevettes grises et équilles[4].
Quel plaisir ce fut pour Marie-Louise de patauger pieds nus dans l’eau tiède et de trouver sous les pierres, de petits crabes plats et verdâtres, fuyant rapidement de côté. Ils étaient des milliers qui couraient ainsi entre les rochers et qui s’accrochaient à leurs mains, lorsqu’elles essayaient de les attraper sous les lits d'algues brunes. Dès que leur seau fut plein, elles barbotèrent avec délice dans de petites mares d’eau tranquille, où dansaient des anémones rouges et des étoiles de mer blondes et rugueuses. Ana lui apprit à détacher de la pointe du couteau des bigorneaux, ces petits mollusques noirs, collés en ventouses sur le grain lisse des rochers.
- Il suffit de les plonger quelques minutes dans l'eau bouillante et ils sont exquis avec du pain beurré, lui expliqua la mère de famille. Maintenant, il va falloir rentrer, car la mer est en train de monter. Il faut connaître les heures des marées pour ne pas se faire encercler par les eaux ! Ne t'aventure jamais seule sur l'estran…
- Merci Ana pour cette leçon de nature ! jubila Marie-Louise. J'aime tellement cet endroit !
- Et bien, nous allons en profiter pour nous rendre au goémon, ajouta Ana. C'est bientôt le moment où mes fils achèvent leur journée de travail. Je te les présenterai et tu rentreras chez le père Hélias avec Jobic !
En attendant, elles s'assirent sur un muret bordant la plage, et Ana se tut, admirant de vieux linges suspendus aux fenêtres, des mouettes barbotant dans l’eau douteuse d'un ruisseau et des puces d'eau sautant sous les algues sèches.
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