Chapitre 15
Lundi 14 octobre 1872
De maux en biens
Après avoir passé une nuit dans une geôle humide et glacée, Louis s'appliqua à ses leçons de lecture avec François Blanger une fois par semaine, et il ne se rendit plus au cabaret avec Napoléon. Ce dernier avait trouvé mieux à faire, car il courtisait la sœur cadette de sa belle-sœur Sophie : Léontine Clerian, qui avait alors dix-neuf ans. Même si Louis n'avait pas encore trouvé de jardin à cultiver, la paix semblait s'être installée dans la famille, pour la plus grande joie d'Eugénie. Elle-même se rendait assidument chez les Bellamy pour le culte dominical et pour apprendre à lire avec Joséphine Petit.
Mais le lundi 14 octobre à l'aube, on frappa violemment à la porte du cafouret, et Eugénie s'éveilla en sursaut. Louis était déjà parti travailler et le petit Albert dormait encore paisiblement. Attrapant un fichu à la hâte, elle s'en enveloppa, et passa la tête dans l'entrebâillement de la porte. Sa belle-sœur Louise se tenait là-devant elle, le chignon défait et les traits tirés:
- Quiqu'tu fais ichite ? s'étonna Eugénie. Il est arrivé malheur à grand-mé Flore ? Théodule a-z-ieu eun accident ?
- Non, chuchota Louise, en reprenant son souffle. Ch'est la Florence !
- T'es vnue en courant ? La Florence est en couche ? T'as besoin d'mun aide ?
Louise qui paraissait épuisée, s'affala sur une chaise :
- Donne-mei eun camo ! J'syis vannée !
- Elle a eu son p'tit ? insista Eugénie, en lui servant le breuvage brûlant.
- Eun p'tit gars, voui… mais il est si mal en point que j'crais qui survivra point lôtemps…
- Paur p'tit bézot ! Et paur Florence, ol qu'éteit si cotente d'aver core eun p'tit[1]… déplora-t-elle en caressant son ventre à peine arrondi.
- T'es grosse itou ? lui demanda Louise, soucieuse.
- Hum, acquiesça Eugénie, pleine d'empathie pour Florence. Et comment ol l'a appelé son bézot ?
- Georges ! répondit Louise dans un soupir.
- Tu l'as pas laissée seû, au moins ? s'inquiéta Eugénie.
- Non, Constance est aveuc ol. Et les éfans sount cheu grand-mé Flore, aveu la Valentine[2].
- J'ons l'espérance qu'après eul mariage d'l'Alfred, no érons point à eune enterrement… soupira Louise, accablée par la nuit difficile qu'elle venait de vivre.
- Quand j'érais donné la tétée à mun bézot, j'irai la visiter…
- J'te guette, lui dit Louise qui commençait à s'assoupir, la tête posée sur la table. J'ons point la forche de décaniller toute seû[3].
Toute la famille Dorival entoura Florence et son mari Jules Loiseau, mais leurs soins et leur affection ne suffit pas à maintenir vivant le petit Georges, qui perdit la vie vingt-huit jours plus tard, le 10 novembre 1872. Florence ne se remit jamais de la perte de cet enfant. Elle qui paraissait si fringante, audacieuse et ambitieuse, n'avait plus aucun intérêt pour la vie. Elle ne faisait aucun cas de son fils aîné, se détournait de toutes les petites attentions de son mari, et dédaignait les efforts qu'il faisait pour développer son entreprise… Pire, elle ne voulait plus sortir de sa chambre et refusait les visites d'Eugénie, à cause de son ventre arrondi qui lui rappelait l'issue fatale de sa propre grossesse. Elle ne supportait pas la présence de ses neveux et nièces, et resta au lit pendant des mois. Finalement, elle refusa de se nourrir et se laissa mourir de chagrin, le 30 juillet 1873. Durant toute cette morne période, le petit Pierre demeura chez sa tante Constance, qui était leur voisine, rue de Bourgtheroulde. Le pauvre enfant ne retrouva son propre logement qu'un an plus tard, lorsque son père épousa une certaine Ludivine. Au grand désespoir de la famille Dorival, Jules Loiseau n'avait pas perdu de temps pour se remarier avec une jeune Valderolienne[4] de vingt ans à peine. Ils s'installèrent rue de Rouen, et dès ce jour, Jules ne donna plus de nouvelles. Ce n'est que fortuitement, qu'Eugénie apprit, quatre ans plus tard, que la jeune Ludivine avait perdu son bébé en couche ; car même Constance n'avait plus de contact avec son frère.
- Que de malheur cheu les Loiseau ! se disait Eugénie.
L'amour de l'argent et le sens exacerbé des affaires étant la racine de tant de maux, l'arrogance et le mépris ne leur avaient pas réussi. Eugénie ne recherchait pas ce genre de gloire, et savait que l'humilité lui accorderait une notoriété bien plus précieuse. Elle passa l'hiver 1872 à poser les fondements de sa nouvelle vie en Christ. Elle s'était créé une routine hebdomadaire, dans laquelle le dimanche avait une place privilégiée. Elle ne manquait aucun culte chez les Bellamy, et apprenait à lire, écrire et coudre en compagnie de Joséphine et Marie-Louise Petit. Pendant ce temps, Louis allait à la pêche, à la chasse ou à la cueillette des champignons avec son ami François Blanger. L'écrivain public lui accorda aussi du temps pour lui enseigner l'alphabet, mais Louis n'était pas un élève très doué. Il préférait bricoler ou passer du temps dans la nature, plutôt qu'être attablé devant un cahier ou un livre. Malgré tout, il s'était apaisé et assagi en bonne compagnie. Même s'il n'avait que faire des bondieuseries – comme il les appelait – il avait tout de même rencontré les amis d'Eugénie : Esther Stroh, et les familles Bellamy et Petit. Avec générosité, Désiré Petit lui avait même proposé de venir jardiner avec lui, dans le potager qu'il avait hérité de sa mère en janvier dernier[5]. En dehors de son temps de travail à l'atelier de teinturerie, Louis s'aérait sainement l'esprit et ramenait au cafouret de précieuses victuailles qui amélioraient l'ordinaire. Il faisait des allées-venues d'Elbeuf à Saint-Aubin-jouxte-Boulleng, pour la plus grande joie d'Eugénie qui profitait de ces moments pour papoter avec ses amies.
Un soir de novembre, alors qu'ils rentraient de la ferme des Petit, avec une cargaison de choux et de pommes de terre, ils remarquèrent un petit papier glissé sous la porte de leur modeste logement. Eugénie s'en saisit, heureuse de pouvoir maintenant le lire par elle-même.
- Quiqu' ch'est ? s'impatienta Louis.
- C'est écrit : rendez-vous au cabaret des 11 damiers à 9 heures ce soir. Venez avec votre bouffarde, lut-elle avec surprise. Et c'est signé G. Tozzo.
- Tozzo ? C'est l'nom d'tun pé cha ! s'écria Louis. Cha sereit point sen frère qu'est r'venu[6]?
- Tu crais ? Tu vas t'y rendre ? s'agita Eugénie, à la fois heureuse d'avoir des nouvelles de son oncle, et inquiète que son mari remette les pieds au cabaret.
- J'peux d'mander à l'Alphonse de v'nir aveu mei… proposa Louis pour tranquilliser sa femme.
- Voui, mais t'attarde point lôtemps ! J'ons hâte d'saver quiqu'il est v'nu faithe ichite.
Louis l'embrassa sur le front et lui promit de faire au plus vite. Il passa rue Royale, salua Madame Clerian qui vendait encore ses fruits et légumes à cette heure tardive, et demanda à son frère Alphonse de bien vouloir l'accompagner au cabaret. Bien qu'il soit déjà couché et que sa femme, Sophie, n'approuve pas cette sortie, Alphonse accepta.
- No berons point[7] ! No causerons et pi ch'est tout ! lui promit Louis, avant d'entraîner son aîné vers les 11 damiers.
- Cha fait rien lôtemps qu'no soumes point allé ber ichite[8] ! constata Alphonse, heureux de sortir un soir avec son frère.
Louis lui montra le morceau de papier qu'il avait trouvé sous la porte de son cafouret et lui expliqua ce qui y était écrit.
- Quiqu' i t'veut çu court[9] ? demanda Alphonse, perplexe.
- No allons l'saver à c't'heure ! lui répondit Louis en remontant le col de son manteau de laine, et en hâtant le pas.
Surprise de voir les frères Dorival remettre les pieds dans son établissement, la grosse matrone les observa avec méfiance, sans dire un mot.
– No aimeriouns ber eun camo, Maâme ; ayez la bonté d'no servir, demanda Louis, en s'approchant du comptoir.
La mère Harel, flattée de cette courtoisie, se leva et vint les servir en claudiquant. Louis lui jeta dix sous, et, refusa la monnaie qu’elle voulait lui rendre :
– Gardaez cha, Maâme et dites-nos oyoù est çu Italien qui nos a donné rendez-vos ichite.
- Chambre 11 ! lui répondit-elle, en visant l'escalier de service d'un coup de menton.
- Chambre 11 ? répétèrent en chœur les frères Dorival. Quiqu' ch'est çu emberlificotage ?
La matrone haussa les épaules et ne se soucia plus d'eux. Méfiants, ils empruntèrent tout de même le petit escalier délabré qui menait aux chambres. Dans le couloir sombre, ils croisèrent quelques catins[10], échevelées et à moitié dévêtues, avant d'apercevoir le géant Alsacien qu'ils avaient connu quelques mois plus tôt. Il montait la garde devant la porte N° 11, les bras croisés et le regard peu engageant.
- Vos êtes core ichite ! s'étonna Louis en le toisant des pieds à la tête. L'Italien voulait m'vair ?
- Fous afez la bouffarde ?
Louis sortit l'objet de sa poche, sans dire un mot.
- Entrez ! fit alors le colosse alsacien, en libérant l'accès de la chambre.
A leur grande surprise, Louis et Alphonse constatèrent que le petit Italien était alité. Depuis le printemps dernier, il avait fort maigri et son teint très pâle ne présageait rien de bon. Entre deux quintes de toux, il communiqua avec son acolyte à voix basse, jusqu'à ce qu'il se mette à cracher du sang dans un bassinet, posé près de lui.
- Quiqu'il a ? s'alarma Louis en se cachant le visage dans la manche de son manteau. La phtisie[11] ?
Le pauvre homme semblait épuisé et ferma les yeux quelques minutes pour se reposer. Ennuyé, son ami invita les frères Dorival à s'assoir dans des fauteuils de velours avachis, qui faisaient office de boudoir[12], dans cette chambre vétuste.
- Monzieur Tozzo fous a demandé d'apporter la bouffarde pour z'azurer que fous étiez bien le mari d'Eugénie Buquet.
- J'l'syis ! J'li ons d'jà dit ! grogna Louis d'un ton agacé. Quiqu'il m'veut ? J'ons point l'désir de m'attarder ichite aveu çu court qu'a la phtisie[13] !
- Monzieur Tozzo était reparti en Italie pour régler zes affaires. Il est très malade !
- J'le vais be ! s'agita Louis qui avait hâte de quitter la pièce.
- Comme il fous l'afait déjà dit, Monzieur Tozzo est l'oncle de fotre femme… le frère du défunt Alberto à qui appartenait zette bouffarde…
- Voui ! s'impatienta Alphonse. Décanille-te mun vieux[14] !
Le colosse au teint rougeaud s'empourpra davantage et soupira :
- Giuseppe, izi prézent, est refenu en France pour fous donner en main propre l'héritage qui refient à sa nièce, Eugénie.
- Quement cha, l'héritage ? s'étrangla Louis, abasourdi par cette nouvelle.
Dans son lit, Giuseppe Tozzo se remit à tousser et tendit un paquet à son compère. Celui-ci alla le chercher et le déposa sur les genoux de Louis avec précaution. C'était une sorte d'enveloppe en toile de chanvre brune solidement ficelée. Louis sursauta et interrogea du regard l'Alsacien, d'un air ahuri.
- Monzieur Tozzo n'a ni enfant ni femme ; zes parents zont morts et zon frère Alberto également, comme fous le safez… za zeule famille, z'est Eugénie et fous…
- Ch'est… ch'est… sen… héritage ? bafouilla Louis, en fixant l'enveloppe d'un regard effarouché.
L'Alsacien hocha la tête en signe d'acquiescement :
- Il y a là zent billets de dix francs, lui annonça-t-il d'un ton solennel.
- Mille francs ? s'étrangla Louis, qui voulait s'assurer avoir bien compris les propos du colosse.
- Mille ! approuva Giuseppe, en fixant Louis du regard.
Ne faisant plus cas de la maladie du pauvre homme, Louis se précipita à son chevet et lui serra la main avec reconnaissance :
- Merci ! Merci oncle Giuseppe ! Quand j'vas raconter cha à l'Eugénie ! Mun paur ami ! Merci ! Merci !
- Rentrez chez fous Monzieur Dorifal et prenez garde à fotre colis ! Cachez-le bien dans fotre manteau et marchez fite !
- Addio caro nipote, baciami Eugenia[15] ! le salua l'oncle Tozzo, avant de se remettre à cracher.
[1] Pauvre petit ! Et pauvre Florence, elle qui était si contente d'avoir encore un petit…
[2] En patois normand : Non, Constance est avec elle. Et les enfants sont chez grand-mère Flore, avec Valentine.
Constance, l'épouse de Gustave Dorival était aussi la sœur du mari de Florence (Jules Loiseau). Leurs enfants dont on parle ici sont : les jumeaux Charles et Marie, âgés de trois ans et demi, Marceline qui avait un an et demi et Alexandre, 8 mois et Valentine gardait aussi le fils aîné de Florence : Pierre qui avait 6 ans et demi.
[3] En patois normand : Je t'attends (…) Je n'ai pas la force de repartir toute seule.
[4] Habitante de la commune due Saint-Cyr du Vaudreuil, dans l'Eure (à 20 km d'Elbeuf).
[5] Anne Petit est décédée le 2 janvier 1872 à Saint-Aubin-jouxte-Boulleng et son époux décèdera six ans plus tard.
[6] En patois normand : C'est le nom de ton père ça ! ça ne serait pas son frère qui est revenu ?
[7] En patois normand : Nous ne boirons pas !
[8] En patois normand : ça fait bien longtemps que nous ne sommes pas allés boire ici !
[9] En patois normand : Qu'est-ce qu'il te veut ce petit homme ?
[10] Prostituées.
[11] C'est le nom qu'on donnait à cette époque à la tuberculose.
[12] Petit salon.
[13] En patois normand : Je le suis ! Je lui ai déjà dit ! Qu'est-ce qu'il me veut ? Je n'ai pas envie de m'attarder ici avec ce petit homme qui a la tuberculose !
[14] En patois normand : Dépêche-toi mon vieux !
[15] En italien : Adieu cher neveu, embrassez Eugénie pour moi !
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