Les aveux de Jobic
Ce soir-là, quand Jobic quitta la petite mercerie, il demanda discrètement à Monsieur Hélias la permission d'emmener Marie-Louise sur l'estran, le lendemain matin, pour y ramasser des belons[1]. Exceptionnellement, le vieil homme lui accorda cette faveur, heureux que la jeune fille ait à nouveau le désir de sortir de son humble demeure. D'autre part, cette opportunité lui offrait la possibilité de se retrouver en tête-à-tête avec son fils. Il leur fallait bien parler d'homme à homme pour connaître les projets du capitaine de frégate, et savoir comment ils pourraient organiser leur quotidien, que ce soit à court ou à long terme. Pour cette nuit, Jack avait prévu de dormir à l'auberge, mais cette alternative ne pouvait durer plus longtemps.
Dès l'aube, Marie-Louise quitta sa petite chambre surchauffée pour se rendre au port du Légué, où Jobic lui avait donné rendez-vous. Encapuchée dans son épaisse limousine, elle avait troqué sa chemise de dentelles contre une robe et des bas de laine et chaussé ses sabots fourrés de paille. Elle aimait tant errer sur la grève délaissée par la marée, et suivre la côte, en ramassant des cailloux usés, des coquillages percés, ou des racines de roseau, pour se faire un musée de tous ces débris. Pourtant, il lui semblait que cela faisait une éternité qu'elle n'avait pas fureté dans le sable et les roches recouvertes d'herbiers, sous les algues et dans les flaques. Depuis la mort de Françoise et de ses jumelles, elle n'était plus retournée sur l'estran, et avait aussi délaissé son ami Jobic. Mais aujourd'hui, elle était pressée de le retrouver sur leur terrain de jeu préféré, et de se délecter de cette forte odeur des goémons mêlée de sel. Au loin, elle reconnut le jeune garçon, emmitouflé dans son bonnet et son écharpe de laine. Assis sur un bollard[2], il brandit son seau de zinc dans les airs pour lui signaler sa présence, et courut à sa rencontre. Partagé entre son amour pour la jeune fille et sa gaucherie habituelle - entre un joyeux emballement et une timidité pleine de pudeur - il ne sut comment la saluer. Sans détour, elle déposa sur ses joues deux bises qui le firent rougir de plaisir. Surprise par cet empourprement, elle réalisa que les sentiments du jeune goémonier, à son égard, avaient changé. En silence, elle le suivit au plus bas de l'estran, examinant avec attention sa démarche chaloupée. Même si son cœur bouillonnait, sans un mot, il lui tendit le seau et se mit à l'ouvrage. Depuis sa plus tendre enfance, ce taiseux avait l'oreille pour entendre les petits claquements des coquillages qui trahissaient leur présence dans les mares d'eau stagnante. Il était aussi un expert pour placer son couteau sous les huîtres et frapper d'un coup sec pour les récolter sans briser leur coquille. Alors qu'il déposa sa dernière récolte dans le seau débordant de coquillages, sa main glacée frôla celle de Marie-Louise, cramponnée à l'anse du seau de zinc. Il se souvint qu'au premier regard, malgré la fadeur de sa tenue, sa petite taille et sa maigreur, il l'avait trouvée irrésistible avec son teint à peine hâlé et ses yeux bleu pâle. Depuis ce fameux été 1847, Marie-Louise s'était métamorphosée en une élégante jeune fille, dont la beauté faisait irrémédiablement battre son cœur toujours un peu plus fort.
- Laisse-moi le porter ! bafouilla-t-il en agrippant l'anse. Ce seau est maintenant trop lourd !
- Portons-le, ensemble ! lui proposa-t-elle en posant sa main contre la sienne.
Il la regarda, l'air surpris :
- Tu es sûre ? insista-t-il en rougissant encore.
Elle hocha la tête en signe d'acquiescement et lui offrit un large sourire :
- Johann et Jack vont se régaler avec toute cette récolte ! s'exclama-t-elle, pour voir comment il réagirait à l'évocation de l'officier de marine.
Elle fit mouche, parce qu'aussitôt Jobic se renfrogna et protesta :
- Oh, il a dû en manger des choses, le capitaine, lors de tous ces voyages ! Il n'attend pas après nos belons pour se régaler !
- Quelle joie pour le vieux Johann de revoir son fils, après tant d'années ! insista la jeune fille.
- Pas sûr qu'il reste longtemps à quai ! marmonna Jobic. Qui a goûté au large trop longtemps ne peut plus s'en passer !
Posant le seau sur les galets, elle planta son regard glacé au fond de ses yeux olive, pailletés d'or :
- Et toi, tu préfères de loin l'estran à l'océan !
- Oui, bégaya-t-il, en fixant ses sabots d'un air décontenancé. Pourquoi me poses-tu cette question ?
Saisissant avec délicatesse ses mains calleuses et transies, elle se hissa sur la pointe des pieds et murmura à son oreille d'un ton faussement cérémonieux :
- Ne seriez-vous pas un peu jaloux, Monsieur Joseph Joyaux ?
Surpris par ce soupçon, qui dévoilait sans ambages les sentiments de son cœur, Jobic eut un mouvement de recul qui faillit le faire trébucher :
- Et pourquoi serais-je jaloux ? maugréa-t-il.
Alors qu'il s'apprêtait à reprendre sa marche vers le port, elle l'arrêta :
- Quand m'avoueras-tu tes sentiments ? lui demanda-t-elle, en le regardant avec insistance.
- Ai-je mes chances face au capitaine ? murmura-t-il, la voix étranglée, sous l'effet de l'émotion.
- Le capitaine ? s'esclaffa-t-elle. Le capitaine ! Mais il vient juste de débarquer ! Comment peux-tu croire que je pourrais tomber amoureuse d'un étranger aussi vieux que lui ?
Il haussa les épaules, et reprit sa marche avec son seau plein de coquillages.
- Hé ! Attends-moi ! cria-t-elle en courant derrière lui.
Elle parvint à le rejoindre sur le quai, où il s'était assis sur son bollard habituel. Le regard fixe, il semblait contempler de vieux linges suspendus aux fenêtres et les mouettes qui barbotaient dans l’eau glacée d'un ruisseau, de l'autre côté de la rue.
- J'avoue… admit-il, alors qu'elle parvenait à sa hauteur.
- Qu'est-ce que tu avoues ? le défia-t-elle d'un air amusé et quelque peu provocateur.
- Que je suis jaloux, confessa-t-il à voix basse en fixant le bout de ses sabots boueux.
- Et ? insista-t-elle, afin qu'il poursuive ses aveux.
- Et, je suis… enfin, je… bafouilla-t-il, avant de pousser un profond soupir d'exaspération. J'aimerais bien t'épouser, ça, c'est sûr ! Depuis le premier jour où je t'ai vue perdue dans les ingoguets… j'ai espéré, qu'un jour, tu pourrais m'aimer…
Les yeux larmoyants, Marie-Louise dévisagea le jeune garçon, et son cœur se gonfla d'amour et de compassion. Il avait hérité de la force courageuse de son père et de la sensibilité de sa mère. Longiligne et musclé comme ses frères, il n'avait pas imité leurs extravagances et la gouaille[3] qui les distinguaient. En grandissant, il ne les avait pas suivi dans leurs lieux de souleries et de débauche, mais il était resté laborieux et serviable envers tous.
- Il a du mérite, pensa Marie-Louise en songeant aux ruelles insalubres et malfamées, où il vivait depuis le décès de son père.
Le jeune homme s'apprêtait à quitter son bollard, lorsqu'elle s'approcha tout près de lui :
- Moi aussi je t'aime, lui confia-t-elle, émue.
- Qu'ai-je à t'offrir ? lui répondit-il, en lui montrant les ingoguets et l'estran d'un large geste de la main.
- Ton cœur et les fruits de cette mer ! rétorqua-t-elle avec un sourire plein d'assurance. Cela me suffit amplement !
- Tu me fais penser à ma mère, concéda-t-il, en lui tendant la main afin qu'elle vienne tout contre lui.
- C'est un immense compliment ! affirma-t-elle. J'aimerais tellement avoir son courage, et son amour pour affronter la vie que Dieu lui donne chaque jour…
- Tu es de la même race, du même clan et de la même terre[4] qu'elle, dit-il en l'enlaçant et en cachant son visage glacé au creux de son cou.
Jobic aurait voulu que cet instant s'éternise, tant il se sentait apaisé, le nez enfoui dans sa chevelure aux parfums de pain chaud et d'immortelles séchées, mais Marie-Louise recula d'un pas. Posant son front pâle sur celui du jeune homme, elle sentit la chaleur de son souffle et murmura :
- J'accepte de devenir votre épouse, Monsieur Joseph Joyaux.
Le cœur battant, Jobic oublia sa timidité légendaire et le reste du monde qui s'agitait dans le port du Légué. Etreignant la jeune fille avec passion, il déposa un long et tendre baiser sur ses lèvres.
- Il nous faudra attendre cinq longues années avant de pouvoir nous marier[5], soupira-t-elle en glissant sa main dans la sienne.
- Je te resterai fidèle en attendant ce glorieux jour ! lui promit-il, en serrant sa main un peu plus fort.
- Nous devrions rentrer, proposa-t-elle, il sera bientôt midi et Johann va s'inquiéter.
Il lâcha alors sa main, prenant soudain conscience que les gens autour d'eux pourraient jaser, puis ils montèrent la côte du Légué en silence, arborant un sourire béat qui en disait long sur la joie qui débordait de leurs cœurs. Parvenus à la fontaine, proche de la mercerie, ils croisèrent Jack qui leur proposa de porter leur lourde provision de coquillages, et Jobic laissa là son amie, prétextant être en retard pour le déjeuner.
- Il est devenu un peu sauvage, ce garçon ! constata l'officier de marine.
- Non ! s'esclaffa Marie-Louise, qui savait pourtant que tout le monde trouvait Jobic un peu farouche.
- Il est jaloux ? insista Jack.
- Comment ça ? rougit la jeune fille.
- J'ai bien vu qu'il avait le béguin pour toi et que mon arrivée l'avait inquiété, la taquina-t-il en devinant son émoi.
- Vous avez vu ça ? articula-t-elle avec difficulté, tant elle était gênée qu'il ait déjà perçu leur amour naissant.
- Je l'ai vu dès hier, lors du repas de Noël ! l'assura-t-il avec aplomb. Et je pense que tous les convives l'ont perçu comme moi…
- Ah oui ? s'étrangla Marie-Louise, confuse.
- Je pensais avoir été la seule à le voir…
- Et il t'a ouvert son cœur sur l'estran ? poursuivit Jack impunément.
Bouleversée par sa perspicacité, la jeune fille hocha la tête en signe d'acquiescement, embarrassée par la tournure que prenait cette conversation.
- Tu n'as pas à t'inquiéter, ajouta-t-il pour la tranquilliser, je ne dévoilerai jamais votre secret. Motus et bouche cousue.
Il se pinça les lèvres entre deux doigts et posa sa main droite sur son cœur pour lui en faire la promesse, puis il entra triomphalement dans la mercerie de son père en portant le seau comme un étendard :
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- Regardez père, ce que nous rapporte Marie-Louise !
[1] Huîtres plates.
[2] Pièce de métal fondu qui se trouve sur les quais pour fixer les amarres des bateaux.
[3] Attitude insolente et railleuse.
[4] Il est ici question de la famille de Dieu, comme l'a si bien exprimé l'apôtre Pierre dans sa première épitre 2.9.
[5] A cette époque, la majorité matrimoniale était de 25 ans pour les hommes et de 21 ans pour les femmes, mais avec l'accord des parents, les filles pouvaient se marier à 15 ans, et les garçons à 18 ans.
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