Un bouquet d'immortelles
Françoise Hamon et Evan Joyaux se marièrent à la mairie de Saint-Brieuc, le 25 juin 1850, entourés de leur famille, ainsi que du vieux Johann Hélias, d'Aela Collin et d’Hyacinthe et Lucie Bellamy. Pour l'occasion, Marie-Louise, aidée par son amie couturière, avait agrémenté une jupe et un corsage de velours noir de "mille" boutons de cuivre et d'un joli tablier de soie blanche. Ensemble, elles avaient cousu un plastron[1] et un col de dentelle sur le corsage, et avaient acheté une élégante coiffe de dentelle, à la bonneterie voisine. Pour achever sa tenue, la jeune femme tenait à la main un bouquet d'immortelles séchées. Evan, quant à lui, avait revêtu une courte veste bleue, un chapeau de feutre noir, un ceinturon de cuir et un bragou[2] avec des guêtres de laine. Impressionné par la solennité de la cérémonie et la présence de Monsieur Hélias, le jeune homme n'en menait pas large. Sa mère avait exigé qu'il ne fasse pas la tournée des cabarets, comme c'était la coutume lors des mariages bretons, mais qu'il respecte la bonne moralité de ses amis, réunis en l'honneur de son mariage. Avec sa bienveillance légendaire, Johann avait prié pour les jeunes mariés, puis il avait rassemblé les invités dans sa cuisine, bien plus grande et avenante que celle d'Ana Joyaux, au cœur des ingoguets. La jeune veuve s'était jointe à Françoise, Marie-Louise et Aela pour préparer un bon pot-au-feu et un immense far aux pruneaux pour tous les convives, qui se régalèrent en partageant souvenirs et fous-rires en toute simplicité.
Avant qu'il ne fasse nuit, les invités quittèrent les lieux les uns après les autres, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les mariés dans l'arrière-boutique de la mercerie. Françoise monta alors dans la chambre qu'elle partageait avec sa sœur, pour prendre ses bagages :
- Ce n'est qu'un au revoir, fit-elle en essuyant une larme qui coulait sur la joue de sa cadette. Même si nous ne dormirons plus dans le même lit et n'habiterons plus sous le même toit, nous nous verrons souvent… Saint-Brieuc n'est pas une si grande ville que ça !
Elle sortit la petite clé, qu'elle cachait toujours dans son décolleté, et ouvrit délicatement le tiroir de la table de nuit :
- Je n'ai jamais touché à notre héritage, confia-t-elle à sa sœur. Je vais en donner la moitié à Madame Joyaux. Elle ne m'a rien demandé, mais elle va m'héberger chez elle, et je viens sans trousseau… ce sera ma dot… et c'est peu cher payé en contrepartie de sa grande générosité à mon égard.
- Tu as raison, admit Marie-Louise, en prenant son aînée dans ses bras. Même si tu n'es pas loin, tu vas me manquer énormément. Pas un jour de ma vie, je n'ai vécu loin de toi…
- Je sais ma Loulotte, répondit Françoise, en faisant tout son possible pour contenir ses émotions. Tu es une jeune femme désormais, et tu peux te passer de moi. Il faut bien qu'on fasse notre vie maintenant ! Ce mariage serait, de toute façon, arrivé tôt ou tard…
- J'aurais préféré plus tard, lui avoua sa cadette en ravalant ses larmes.
- Je suis désolée, mais Evan, c'est Evan ! Entreprenant, passionné, palabreur, mon bel Evan aux yeux rieurs, au teint halé et à la musculature si impressionnante ! se justifia la jeune femme.
- Tu aurais dû te méfier de tout ce qui brille ! laissa échapper l'adolescente en se souvenant des avertissements que lui avait, un jour, prodigué Mademoiselle Aela.
- J'aurais dû, mais il est trop tard, consentit Françoise en caressant son ventre arrondi.
- Je te souhaite d'être heureuse ! lui répondit Marie-Louise, sans trop croire à l'exaucement de son vœu.
- Toi aussi, lui chuchota-t-elle tendrement à l'oreille. Je sais que je te laisse entre de bonnes mains.
- Des mains qui faiblissent à vue d'œil et qui ne subsisteront pas indéfiniment à l'assaut du temps ! pensa la cadette avec amertume.
- Tiens ! fit l'aînée en lui offrant son bouquet. Je te le donne… je sais combien tu aimes ce parfum d'éternité, aux arômes d’épices, de sel, de bois et de fruits gorgés de soleil.
Surprise, l'adolescente n'osa refuser ce présent empreint de tant de symbolismes. Ainsi se quittèrent les deux sœurs, avant que l'aînée regagne les ingoguets au bras de son bien-aimé.
Les semaines qui suivirent, Marie-Louise s'adonna sérieusement à son travail de ménagère et de vendeuse pour Monsieur Hélias, qui avait de plus en plus de difficultés à se déplacer. Malgré son jeune âge, elle acquérait de plus en plus d'assurance et de savoir-faire dans toutes les besognes que le vieux mercier attendait d'elle, et il s'en réjouissait. Maintenant que sa vue baissait, c'est elle qui lui faisait la lecture ou lui écrivait son courrier. Le dimanche, il lui accordait son après-midi, afin qu'elle rende visite sa sœur ou se promène sur l'estran avec ses amis Aela, Ana et Jobic. En cachant son ventre arrondi, Françoise avait rapidement trouvé une place à la manufacture de faïence, mais deux mois plus tard, à cause de la grande chaleur des fourneaux, elle avait fait un malaise qui dévoila la supercherie. Sur l'heure, elle fut renvoyée, et sa santé ne lui permit pas de retourner travailler. Contrarié par ces complications inopinées, Evan oublia vite ses vœux de bonne conduite et de sobriété. Retrouvant ses mauvaises habitudes, il passait à nouveau ses soirées au cabaret, en compagnie de Soa, plutôt que de prendre soin de son épouse, contrainte à être alitée. Pour se consoler, Françoise pouvait heureusement compter sur la bienveillance de sa belle-mère et de Jobic, lorsqu'ils n'étaient pas partis travailler sur l'estran. La solitude lui pesait, et elle regrettait maintenant d'avoir succombé au charme ombrageux d'Evan. Du jour au lendemain, le jeune homme ne lui avait plus accordé une seule caresse, un seul baiser, un seul regard… Il partait tôt le matin au goémon, et ne rentrait que très tard le soir, pour cuver son vin. Que ce soit la semaine ou le dimanche, sous la canicule ou la tempête glaciale, elle ne le voyait plus.
Un matin d'octobre, alors que la brume avait envahi les ruelles sombres, Françoise s'éveilla au son des cloches de la cathédrale Saint-Etienne. Il était huit heures et tous les membres de la famille Joyaux s'étaient rendus à leur travail depuis longtemps. Ils étaient partis sans faire de bruit, pour ne pas la réveiller, car ses nuits étaient désormais agitées. L'inconfort du matelas de paille qui lui faisait si mal au dos, ces incessantes envies d'uriner, et la chaleur des bûches se consumant dans la cheminée ; tout l'insupportait. Vivement que ce bébé naisse et qu'elle puisse sortir de ce sordide logement puant et étriqué, se plaignait-elle constamment durant ses longues nuits d'insomnies et ses journées de solitude qui semblaient ne jamais finir.
Alors qu'elle se leva péniblement de son lit de fortune, pour se nourrir d'un quignon de pain sec, une douleur fulgurante, la terrassa. Cramponnée à la table qui trônait au milieu de l'unique pièce, elle hurla, tout en constatant qu'elle venait de perdre les eaux. Bien qu'il ne lui soit jamais venu à l'idée de consulter un médecin durant toute sa grossesse, ou de se rendre à l'hôpital[3], elle déplora être seule à cet instant. Courageusement, malgré la violence des spasmes, elle parvint à marcher jusqu'à la ruelle et cria pour qu'une voisine lui vienne en aide. L'une d'elle répondit à ses appels et la pria de se recoucher en attendant qu'elle trouve la sage-femme du quartier. Après de longues minutes qui lui parurent interminables, la matrone arriva et se mit aussitôt au travail, en compagnie d'une assistante accoucheuse.
Les mains enduites de graisse, elle vérifia l'efficacité des contractions, puis se mit à frictionner énergiquement le ventre de la future maman, avant de lui donner de grandes bourrades dans le dos, afin d'ébranler le nourrisson et qu'il naisse enfin. Comme l'enfant tardait à venir, elle conseilla à la jeune femme de bouger le plus possible, en tournant autour de la table. Bref, de secouer son corps pour décoller ce bébé et le faire "tomber au monde" le plus rapidement possible. Au bout de trois heures de ces abominables exercices, la sage-femme déclara qu'il était temps de pousser, et pour ce faire, elle plaça Françoise sur le bout d'une chaise, devant l'âtre. L'assistante avait fait bouillir de l'eau dans la marmite et préparé un drap propre pour accueillir l'enfant. La petite maisonnette au cœur des ingoguets s'était transformée en étuve, où retentissaient les cris de plus en plus stridents de la future mère. Inquiétée par ces hurlements effroyables, Ana qui rentrait tranquillement de l'estran, un panier rempli de coquillages et de poissons à la main, eut un mauvais pressentiment.
- Le bébé aurait dû naître dans six semaines, se dit-elle en se mettant à courir. Il est trop tôt ! Pauvre Françoise ! Nous l'avons laissée seule !
Poussant brusquement la porte branlante de sa petite maison, elle fut d'abord surprise par la chaleur étouffante qui y régnait. Françoise, la chemise retroussée, était assise sur le bord d'une chaise, à laquelle elle se cramponnait. Son visage livide et dégoulinant de sueur était défiguré par la douleur. Comme elle hurlait de nouveau, Ana jeta son panier par terre et se précipita à ses genoux. La jeune femme lui attrapa la main et la pressa de toutes ses forces, en serrant les dents. Ana dévisagea la vieille matrone d'un air anxieux, cherchant dans son regard un quelconque réconfort. Celle-ci secoua la tête d'un air navré et lui fit signe de la suivre dans un recoin sombre de la pièce :
- Ça se présente mal ! lui confia-t-elle à voix basse. L'enfant semble arriver par le siège… Pour sauver la mère, il va falloir le sortir aux forceps, et il y a de fortes chances qu'il n'y survive pas.
- Ana ! cria Françoise. Priez pour moi, je vous en supplie, j'ai trop mal ! Priez pour moi !
Lui prenant la main, Ana pria avec ferveur, puis aida l'assistante accoucheuse à installer un matelas de paille enveloppé de draps, devant la cheminée. Les trois femmes soutinrent la jeune femme pour qu'elle parvienne à s'allonger, et la matrone lui épongea le front avec de l'eau fraîche, avant de lui expliquer comment elle allait procéder. Terrifiée, Françoise commença à s'agiter et à vociférer :
- Ana ! Où est votre Dieu ? Suis-je maudite pour qu'il n'exauce pas vos prières et laisse mourir mon bébé ? Mon péché est-il trop grand pour qu'il soit pardonné ? Ana ! Ana ! Mes parents avaient raison de croire que Dieu n'a que faire de nos vies ! Ana ! Ana !
Comme elle se débattait, et hurlait de plus en plus, sans vouloir se calmer, Ana informa la sage-femme qu'elle devait sortir pour prévenir sa famille ; et elle quitta précipitamment la maisonnée. Elle ne se sentait ni le courage ni la force d'assister au massacre annoncé par la matrone. Elle courut aussi vite qu'elle put jusqu'à la mercerie, ouvrit la porte en fracas et apparut dans la cuisine, où le vieil homme et Marie-Louise étaient en train de déjeuner. Voyant son allure dépenaillée, son chignon défait et sa figure baignée de larmes, l'adolescente se leva de son banc, tel un ressort :
- Françoise ? Il est arrivé malheur à Françoise ? demanda-t-elle d'une voix blême.
Avant qu'elle ait répondu à cette question pleine d'anxiété, Johann avait pris la jeune veuve dans ses bras pour la consoler. Puis, lui tendant un verre d'eau fraîche, il la fit assoir près du poêle et attendit qu'elle reprenne son souffle et ses esprits. Suspendue à ses lèvres, Marie-Louise chaussa ses sabots, prête à bondir au chevet de sa sœur.
- N'y va pas tout de suite, finit par articuler Ana en toussant.
- Pourquoi ? s'affola-t-elle. Que se passe-t-il ?
- La sage-femme et son assistante sont avec elle. L'accouchement est difficile…
- Je veux être à ses côtés pour la soutenir ! lui répondit l'adolescente avec détermination.
- Le bébé ne survivra pas… poursuivit Ana dans un murmure à peine audible. Cet accouchement sera insoutenable pour toi… Laisse-les faire leur travail… Prie pour ta sœur afin qu'elle soit consolée… et si Dieu veut qu'elle puisse se remettre de cette épreuve…
- Quoi ! s'offusqua Marie-Louise. Que voulez-vous dire ? Vous pensez qu'elle peut…
L'adolescente ne parvenait pas à terminer sa phrase, tant l'éventualité de perdre sa sœur lui semblait inconcevable.
- Mais Dieu va faire un miracle, hein Johann ? Il va faire un miracle ?
Le vieillard haussa les épaules et la prit fermement dans ses bras pour l'apaiser :
- Chut ! Calme-toi… C'est dans le calme et la confiance que sera ta force, ne l'oublie pas. Dieu fera ce qui lui semble bon… et nous ne pouvons que nous soumettre à sa volonté souveraine.
- Vous ne pouvez pas dire ça ! cria-t-elle en se dégageant de ses bras.
Elle attrapa son châle de laine et se précipita en courant dans la rue, jusqu'aux ingoguets. Saisie par la réaction de la jeune fille, Ana s'élança à sa suite en lui intimant l'ordre de s'arrêter. Mais, Marie-Louise ne l'écoutait pas. Elle courut sans se retourner, aveuglée par ses larmes et ses cheveux éparses ; elle courut sans prendre garde à ses sabots qui la blessaient ou à la boue qui l'éclaboussait… Et elle ne s'arrêta que lorsqu'elle fut arrivée à la maisonnette des Joyaux. Elle posa son front sur la porte close, pour reprendre son souffle et écouter les cris de sa sœur ou ceux de son bébé, mais le silence inondait la ruelle humide et glacée. Au loin, elle aperçut Ana qui arrivait, haletante et épuisée. Déterminée, l'adolescente poussa la porte d'un coup d'épaule et pénétra dans la pièce. Dans la pénombre, elle perçut deux silhouettes penchées devant la cheminée. Une odeur chaude et fétide lui rappelèrent la boucherie de son père et lui soulevèrent le cœur. Deux petits corps meurtris gisaient dans un drap, près de sa sœur qui baignait dans une mare de sang.
- Désolée, s'excusa la matrone. Elle n'a pas survécu…
Marie-Louise n'entendit pas la suite de ses paroles, car elle s'évanouit dans les bras d'Ana qui venait juste de franchir la porte.
Ce 5 octobre 1850, des jumelles et leur mère moururent dans les ingoguets, et Marie-Louise déposa, plus tard, sur leur cercueil un bouquet d'immortelles séchées.
[1] Pièce d'étoffe qui recouvre la poitrine.
[2] Grande culotte bouffante (braies) s'arrêtant au genou.
[3] A cette époque, les hôpitaux ont une mauvaise renommée, seules les filles mères qui veulent y abandonner leur bébé, s'y rendent pour accoucher ; car les fièvres puerpérales déciment 50 % des parturientes.
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